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               J’ai connu la belle Armelle il y a bientôt treize ans. C’était au mois de septembre. Notre première entrevue fut
d’une rapidité déconcertante car, à mon grand damne, je ne fis que la croiser  à toute allure dans un maigre et tortueux couloir de l’Université de Lettres de Brest. 
 
 
        Ce fut donc d’une intense brièveté  mais j’en garde encore aujourd’hui un souvenir intact. Je l’ai tout de suite
remarquée. Elle, non… Qui ne remarquerait pas une fille comme elle ? Cette somptueuse créature alors âgée
d’environ vingt ans affichait en effet une beauté hors norme ; un pur délice pour mes petits yeux écarquillés comme
jamais qui délectaient goulûment et insatiablement ses cheveux courts châtain clair, annonçant à merveille un
visage d’une douceur rare, d’une peau blanche à faire pâlir de jalousie le faciès de mademoiselle Blanche-Neige, et
qui offraient à ses yeux - une paire comme on en voit une seule fois dans sa vie - l’occasion de dévoiler une clarté
d’un vert piquant et éblouissant qui étincelait le bonheur de vivre.

        Cette fraîcheur naturelle se poursuivait en un corps mince et une démarche légère qui créait autour d’elle une
atmosphère envoûtante et fascinante qui n’était pas pour me déplaire. Elle est alors  passée près de moi, souriant
mystérieusement, et mon cœur battait si fort que j’en ai presque oublié de respirer. Subjugué par une telle
apparition, je me mis en tête de l’aborder sur-le-champ ; ce que je ne fis pas… Il faut dire que j’avais toutes les
raisons de ne pas l’approcher si ce n’était du regard. En effet, je ne pouvais pas compter sur mon physique pour le
moins repoussant pour la séduire, car malheureusement pour moi, les dents en avant fièrement mises en valeur par
un visage osseux, arborant également deux oreilles joyeusement décollées, étaient depuis longtemps passées de
mode, comme  ne l’était pas moins mon bronzage laiteux mais incontestablement uniforme digne du dix-neuvième
siècle. Ne pouvant pas non plus m’appuyer, faute de musculature, sur mon corps squelettique pour lui plaire, je
décidais de me rendre à l’évidence et d’utiliser la plus fiable des techniques : la passivité…

        Une passivité respectée à la lettre qui, après seulement quelques jours d’expérimentation, fit de moi une
véritable épave incapable de faire quoi que ce soit, jusqu’au jour où le temps mais surtout l’envie aidant, nous
avons tout de même finis par nous rencontrer et nous rapprocher. Comment aurait-il pu en être autrement ? Ainsi,
au bout de quelques mois, nous étions devenus de très bons amis, ce qui m’agaçait prodigieusement. Je ne voulais
pas être son ami ni même son meilleur ami ; j’espérais et je ressentais autre chose pour elle que de la simple
amitié. Elle le savait mais ne disait rien. Cette étrangeté et ce silence restaient inhérents à notre relation pour le
moins singulière qui semblait de jours en jours s’éloigner de celle que j’avais un instant imaginée pour s’empêtrer
dans un vaseux jeu de non-dit. Nous en sommes restés à ce stade amical quatre années durant. Mais un sordide
jour pluvieux de novembre, alors que je traversais un moment de détresse rare, je me suis risqué, plus par
désespoir qu’autre chose, à lui annoncer la terrible nouvelle. Apparemment dans une période de désarroi et de
méforme encore plus grande que la mienne, elle accepta mes avances en m’expliquant de façon plus ou moins
détaillée qu’elle le savait depuis le début. Tout en me demandant pourquoi elle ne m’avait jamais rien dit, je
n’arrivais pas à croire ce que je vivais. Comment une fille si parfaite pouvait tomber amoureux de quelqu’un comme
moi ? Nous avions bien sûr passé d’agréables moments ensemble et nous avions beaucoup de souvenirs en
commun, mais rien ne laissait présager qu’elle me dirait un jour le fameux «je t’aime» tant convoité. C’est pourtant
ce qu’elle fit en ce triste mais magnifique jour de novembre qui restera à jamais gravé dans ma petite tête, aussi
déplaisante soit - elle, comme le plus beau jour de ma vie…

        C’est vrai ; comment oublier ce doux regard de déesse délicatement posé sur moi, larve parmi les larves,
monstre parmi les monstres, auquel jamais personne n’avait jusqu’alors porté la moindre attention notable digne de
ce nom. Je ne savais plus où ni qui j’étais. J’étais ailleurs. Dans un rêve. Encore à demi endormi, je fais un effort
considérable pour soulever ma tête de mon oreiller dans l’unique but de me renseigner sur l’heure qu’il peut bien
être. Arrogant et fier de lui, mon réveil me signale de son petit air narquois qu’il est déjà dix heures et demie.
Dépité plus que vexé par cette attitude d’une mesquinerie sans  nom, je ne peux retenir ma tête qui retombe
lourdement sur mon lit puis je me retourne en décidant de paresser encore quelques minutes ; ultimatum que je
repousse vite d’une ou deux heures au moment précis où ma conscience - mère émerge pour m’avertir que c’est un
dimanche qui commence…

        Un dimanche d’hiver qui plus est ; autant dire un jour pourri et maudit contre lequel le lit est le meilleur des
remèdes. Satisfait d’un tel programme, je m’autorise un long et profond soupir de contentement et de bien-être tout
en m’enfonçant toujours plus confortablement sous ma couette dodue. Pour économiser mes efforts, j’en profite du
même coup pour rehausser plus à mon aise mon oreiller puis je me déplace légèrement vers le bord du lit pour
trouver un coin plus frais. Dehors, le vent souffle de plus en plus fort. Certainement une nouvelle tempête qui
s’annonce… Enchanté par mes prévisions météorologiques qui ne font que confirmer mon ambitieux projet
dominical, je me réinstalle encore une fois sous ma couette, je souris puis je me dis que c’est probablement cela
qu’être heureux signifie.

        Heureux, il faut dire que j’ai toutes les raisons de l’être ; cela fait maintenant plus de onze ans que je vis avec
Armelle dans une petite maison sur la côte bretonne, là où elle a toujours voulu vivre. C’est d’ailleurs elle qui a
choisi cette demeure perchée tout en haut d’une falaise surplombant avec dédain la quotidienne furie de la mer
bretonne. Elle a toujours été fascinée par cette maison «du bout du monde» comme elle aime l’appeler, et peut
passer des journées entières à contempler les vagues déchaînées se fracasser inlassablement contre les rochers
avant de venir terminer leur course effrénée en une inéluctable mais formidable explosion contre la falaise
décidément inébranlable. Depuis des années, que dis-je, des siècles, cette mer infatigable tente en vain de franchir
ce dernier rempart, ténébreux projet qu’Armelle semble sans cesse attendre quand ses yeux magnifiques se
perdent volontiers des heures durant dans ce paysage merveilleusement terrifiant. De mon côté, j’apprécie
également en silence ce spectacle, mais la façon dont Armelle le regarde me fait toujours peur et m’impressionne
plus que le phénomène lui-même. A ce sujet, je lui ai d’ailleurs fait part à maintes reprises de mon inquiétude, à
laquelle elle répond toujours malicieusement par un tendre sourire dont elle seule a le secret, suivi d’un baiser
d’une exquise saveur qui me fait aussitôt oublier toutes mes craintes…

        Souvent, je profite de cet instant privilégié pour lui demander si elle sait réellement ce qu’elle fait avec
quelqu’un comme moi. Depuis le premier jour de notre commune union, il persiste là en effet quelques petits détails
qui m’échappent et qui prennent un malin plaisir à me harceler. Alors, elle me regarde du coin de l’œil avant de
m’expliquer qu’elle m’a dès le début trouvé un air «marrant» qui lui a tout de suite plu. Un air marrant… Je la crois
évidemment. Mais cette réponse pour le moins ambiguë éveille en moi quelques frissons étranges et m’inquiète à
chaque fois quelques secondes avant que je me décide à l’oublier.

        Ça n’a évidemment pas été facile tous les jours mais on s’en sort plutôt bien jusqu’à maintenant et il n’y a
aucune raison à ce que cela ne dure pas : mon maigre mais néanmoins salaire de chroniqueur dans un petit journal
local - je fais partie de ceux qui ont choisi de ne pas se tuer au travail - complétant à merveille celui, il faut bien le
dire, plus conséquent d’Armelle qui travaille dans une galerie de peintures depuis plusieurs années déjà, nous
permet de mener notre barque comme nous l’entendons sans être contraints de nous priver de quoi que ce soit. Ce
bonhomme de chemin nous convenant à ravir, nous n’avons aucune raison de nous plaindre, ce que nous ne faisons
d’ailleurs pas. Ainsi, nous vivons plutôt paisiblement en nous contentant de petits plaisirs quotidiens : nous
mangeons, dormons, couchons et sortons régulièrement ensemble, mais nous ne sommes pas mariés. «A quoi
bon ?» répète souvent Armelle qui, plus que n’importe qui au monde se cache derrière le concubinage éternel pour
justifier son existentiel besoin d’indépendance et de solitude. Moi, je ne suis pas contre le mariage. Je ne suis pas
forcément pour non plus… Pour tout dire, je m’en moque. Ce qui m’importe, c’est d’être avec Armelle et de vivre
avec elle, jour et nuit, marié ou non. N’ayant que très peu d’estime pour moi-même, j’en arrive, souvent le soir
avant de m’endormir, à me demander si je n’aime pas Armelle plus que je ne m’aime moi-même. Me persuadant
alors que ce n’est peut-être pas si mal et que c’est certainement cela le grand Amour, je m’endors, satisfait d’être
comme je suis. Hélas, le réveil n’en est que plus douloureux car, encore aujourd’hui, j’entends dire autour de moi
qu’Armelle n’est pas une femme pour moi, qu’elle est trop différente, qu’elle trop belle, qu’elle est trop seule dans
son petit monde à part. On ne cesse de me ressasser les mêmes niaiseries. Les gens me répètent sans relâche
qu’elle ne fera pas de vieux os avec moi, que je ferai mieux de ne pas m’attacher à elle ou encore que je ne dois
rien espérer de sa part… Que répondre à cela ? Probablement rien. Le silence et l’ignorance : voilà  ce que je me
résous à répliquer.

        La meilleure réponse à ces odieux commentaires est parvenue il y a quelques mois, lorsqu’un soir, alors que je
griffonnais quelques notes sur un bout de papier pour un article à paraître, Armelle m’a annoncé qu’elle était
enceinte. Je n’en revenais pas. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai rien répondu. Etonnée, Armelle m’a
demandé si ça me faisait plaisir. Quelle question ! Evidemment que ça me faisait plaisir ; j’étais même le plus
heureux des hommes sur ce caillou qui nous sert de Terre. Je lui ai violemment sauté au cou, tel un lion sur un
mulot, et elle m’a vite remercié de batailler dans la catégorie des poids plumes car dans mon élan, je nous ai
propulsés, indépendamment de ma volonté, sur notre lit où nous sommes restés étendus plusieurs heures l’un près
de l’autre, à débattre sur l’éternelle question du sexe et du prénom de ce superbe cadeau que le joli ventre de ma
femme - en ce jour exceptionnel, je peux tout de même l’appeler ainsi - allait rapidement s’affairer à nous
concocter aux petits oignons. J’allais devenir papa. Il n’y a rien à rajouter à cela ; la consécration suprême
m’attendait. Quel bonheur ! Pour la centième fois de la soirée que je voulais interminable, j’ai embrassé Armelle.

        Depuis ce jour, les remarques désagréables envers Armelle et notre couple ont bizarrement cessé et c’est avec
un plaisir immense que je découvre son ventre s’arrondir un peu plus chaque jour. Quelle joie d’observer le
monticule se balancer gaiement ça et là au gré des mouvements maternels ! Pour la première fois de ma vie, je me
sens fier. Pour la première fois de ma vie, j’ai ce sentiment étrange d’avoir fait quelque chose de bien. Cet enfant,
même inachevé, réussit à provoquer chez moi un sentiment que je n’ai pas été capable de ressentir pendant trente
et un ans. Un sentiment pourtant salutaire par les temps qui galopent dans ce monde actuel où orgueil et
amour-propre se sont emparés du pouvoir absolu. Même Armelle, qui est sans doute la personne m’ayant apporté
le plus de choses sur cette planète, n’a pas pu combler ce manque de confiance et de fierté personnelle présent en
moi depuis toujours. Et aujourd’hui, je me retrouve comme deux ronds de flan en me rendant compte que ce que
jamais personne n’a réussi à susciter chez moi, un embryon de deux mois est en train d’y parvenir. Si cet enfant-là
n’est pas un génie, je ne comprends plus rien à la vie…

        Il me tarde vraiment de connaître ce bout de choux qui sera d’ailleurs peut-être plus proche de la salade ou de la
laitue car nous ignorons toujours la forme de ses attributs. De mon côté, j’espère silencieusement que ce sera une
fille. Armelle, elle, préférerait que ce soit un garçon… Qu’est-ce que l’on peut y faire ? Pas grand-chose. Rien
même…

        L’odeur du café frais me chatouillant sans pitié des cavités nasales jusqu’aux orteils, je n’ai d’autre choix que
celui d’ouvrir mes yeux pour affronter le sinistre regard de mon affectueux réveil affichant sans complexe midi dix.
Il m’énerve à un point ce réveil… Je ne le supporte plus. Il a la chance d’être un cadeau d’une grand-tante
aujourd’hui disparue car sans ça, je m’offrirai, sourire aux lèvres, le pur régal de le balancer du haut de la falaise
pour qu’il s’écrase lamentablement sur les rochers avant de se noyer non moins pitoyablement dans une mer
démontée qui se ferait un malin plaisir de l’avaler. Se débattant inutilement au milieu des vagues furibondes, il
me supplierait de venir le repêcher. Du haut de ma falaise, je pourrais alors le toiser d’un air plein de dédain et de
mépris comme il sait si bien le faire chaque matin pour me sortir du lit. Quelle jubilation ce serait ! Ces pensées
gonflant mes pectoraux, je décide de sortir de dessous ma couette pour rejoindre la cuisine.

        Armelle est là, près de l’évier, occupée à éplucher quelques pommes de terre. Après une étreinte passionnée qui
la fait sourire, je me sers une grande tasse de café noir qu’elle vient de préparer. Une des nombreuses spécialités
d’Armelle est en effet son café. Elle le fait comme personne ; un vrai délice. Après quelques secondes de silence et
quelques gorgées de son délicieux breuvage, elle me demande si j’ai bien dormi. Je lui réponds que oui puis, comme
on le fait dans ce genre de situation, je lui renvoie la question. Mais au moment même où elle entame sa réponse,
que je n’écoute il faut bien le dire qu’à moitié, une pomme de terre lui échappe des mains pour venir terminer sa
course dans l’évier où stagne une eau de vaisselle qui à sa couleur noirâtre laisse penser qu’elle a déjà servi.
Armelle regarde silencieusement la pomme de terre nager dans cette eau crasseuse puis se retourne vers moi en se
mordillant la lèvre. Après avoir retenu ses premières larmes que je voyais néanmoins perler dans ses yeux et qui
les rendaient encore plus brillants qu’à l’habitude, elle lâche prise et laisse échapper toute une
flopée de sanglots et autres hoquets qui font naître en moi la plus grande des incompréhensions : tout cela pour une
patate dans l’eau de vaisselle ? Je sais bien que mon esprit n’est pas toujours des plus vifs et qu’il me faut souvent
plus de temps que la moyenne pour comprendre certaines choses mais là il faudrait peut-être qu’il se secoue
quelque peu car je me demande vraiment de quoi j’ai l’air à la regarder comme ça, bêtement, ma tasse de café à la
main sans savoir que dire ni que faire.

        Je me décide tout de même à me lever et à me diriger vers elle. L’inspiration ne me venant toujours pas, je
prends sans un mot son visage entre mes mains et je la regarde dans les yeux. Même quand elle pleure, elle est
belle. Même avec ses joues ruisselantes et son nez rougi par les larmes qui n’en finissent pas de couler, elle est
toujours aussi splendide. Tellement splendide que je me dis que je ne la mérite pas et que le suis vraiment un bel
égoïste de vivre avec elle. Qui sait ? C’est peut-être pour cela qu’elle pleure. Peut-être se rend-elle compte qu’elle
passe à côté d’une vie fantastique au côté d’un homme riche, séduisant, aux activités passionnantes et, qui plus est,
au physique avantageusement musclé pour la rassurer quand il la serre dans ses bras massifs, chose que, faute de
moyen, je me refuse absolument de tenter ? Peut-être regrette-t-elle toutes ces années passées près de moi,
rebutant nabot craintif à l’air maladivement triste inspirant davantage la pitié que l’affection et l’amour ?
Peut-être…

        A ces pensées, je ne peux moi non plus retenir mes larmes bouillantes qui se métamorphosent rapidement en
douloureux sanglots brûlant toute ma poitrine et ma gorge. C’est dimanche. Les gens profitent de leur jour «sacré»
car de repos, une pluie incessante rythmée par des bourrasques de vent de plus en plus violentes qui semblent
vouloir dégrafer notre maison de la falaise, frappe maintenant les vitres de la cuisine et nous nous sommes là à
pleurer dans les bras l’un de l’autre, sans savoir vraiment pourquoi. Nous restons une bonne demi-heure dans ces
dispositions originales mais somme toute confortables pendant lesquelles aucun de nous ne se risque, la voix
tremblante, à prononcer le moindre mot ; juste des bruits et sons étranges parmi lesquels soupirs, gémissements,
gargouillements ou reniflements se disputent la palme d’or du ridicule.

        A l’issue d’une telle épreuve, nous ne sommes certainement pas très beaux à voir mais c’est pourtant le moment
choisi par mes parents pour débarquer chez nous. La bonne surprise que voilà ! Cela doit faire près de
deux mois que je ne les ai pas vus. Je dois dire que je ne ressens pas le besoin ni l’envie de les voir plus souvent.
Ma mère a été la meilleure qui soit et je l’aime profondément mais j’ai toujours eu beaucoup de mal à supporter
mon père et sa vérité absolue sous le bras. Mon père est en effet le genre d’homme gonflé d’orgueil qui connaît
tout sur tout. Le genre d’homme trop gonflé d’orgueil pour avouer qu’il a tort ou pour admettre qu’il a souvent eu
tendance à plonger son nez dans l’alcool. Il n’a jamais bu beaucoup ; ce n’est pas l’ivrogne ou l’alcoolique que l’on
peut s’imaginer accoudé au bar du matin au soir mais il n’a jamais supporté l’alcool. Il le savait mais ne pouvait se
refuser de se servir secrètement un voire deux «petits» plaisirs avant le repas.

        Chaque soir, je l’entendais discrètement se diriger vers le meuble magique pour se verser sa potion, non moins
magique, qu’il descendait en un temps record de peur que quelqu’un le surprenne et chaque soir, je le détestais un
peu plus. Mais ce que je détestais encore davantage chez lui, c’était sa façon de la ramener devant ma mère quand
elle lui demandait s’il avait bu. Inversant toujours les rôles, Monsieur était une victime incomprise se cachant sans
cesse derrière ses services rendus durant toute la journée - il était malgré tout quelqu’un d’extrêmement généreux
- pour ne pas avoir à avouer son penchant pour la bouteille. Bien sûr qu’il ne buvait pas. Un homme parfait ne boit
pas. C’est ce perpétuel besoin de perfection que je ne supportais pas chez lui. Ma mère m’a dit qu’il a changé
depuis quelques années. Tant mieux… parce que pour moi il n’a pas changé et ne changera sans doute jamais. Je le
vois comme je l’ai vu quand j’étais enfant ou adolescent. Je le vois comme un tortionnaire à qui il faudrait dire
merci. Un tortionnaire parfait faisant du mal à toute sa famille sans s’en rendre compte. J’ai souvent essayé de lui
en parler mais ça ne servait à rien ; on ne s’est jamais vraiment compris.

        Toujours est-il qu’il est là, en compagnie de ma mère, et qu’il semble aussi gêné qu’Armelle et moi de cette
visite impromptue. Il voit bien que tout cela nous nous réjouit pas et que cette entrevue risque vite de tourner à la
débâcle si chacun n’y met pas du sien. C’est pourtant Armelle qui se dévoue pour faire le premier pas. Elle leur
offre gentiment du café avant de se remettre à l’ouvrage près de l’évier tandis que pour ma part je me vois dans
l’obligation de subir lamentablement l’inévitable épisode de l’interrogatoire parental et plus particulièrement
maternel pour le coup. Je m’efforce de répondre le plus délicatement possible à ma mère mais ou bout d’un bon
quart d’heure, les hochements de tête prennent irrémédiablement l’ascendant sur les phrases complètes et
construites. Je n’en peux plus de toutes ces questions. Elle le sent bien et se résigne donc rapidement en préférant
ne pas insister davantage. De son côté, seul au bout de la table, mon père sirote son café sans un mot et sans prêter
la moindre attention à ce qui se passe autour de lui. Commence alors un long et pénible silence pesant que ma mère
finit par rompre en m’expliquant qu’ils ne font que passer et qu’ils ne vont pas s’attarder plus longtemps. Ne
sachant que choisir entre le soulagement et la désolation, je les raccompagne sans un mot jusqu’à la porte d’entrée
avant de les embrasser et de les regarder s’éloigner lentement vers leur voiture.

        En refermant la porte, je me retiens pour ne pas éclater en sanglots tellement j’ai honte. Honte de moi. De ne
savoir quoi leur dire, de mon attitude envers eux, honte de ne pas leur sauter au cou pour leur crier mon bonheur de
devenir papa, honte de ne pouvoir leur dire à quel point je les aime. Ce sont mes parents tout de même. Mais je n’y
peux rien. Je crois que je n’arriverai jamais à dire à mon père que je l’aime. Tant pis.

        En regagnant la cuisine, je retrouve Armelle assise près de la table, ses beaux yeux perdus dans le vide. N’étant
pas complètement idiot et voyant bien qu’elle est sur le point de récidiver sa crise de larme de tout à l’heure, je
presse le pas et revêt bien involontairement une allure d’ahuri, ne sachant que faire de mes mains, pour
lui demander une nouvelle fois ce qui ne va pas. C’est vrai ! Comment pourrais-je le savoir ? Tout cela commence
sérieusement à me terroriser quand elle se décide enfin à desserrer les dents pour me guérir de mon ignoble
incompréhension. D’une voix frêle et hésitante, elle m’explique alors qu’elle a peur. Stupéfait, je ne trouve rien à
répondre ni à faire, si ce n’est le réflexe stupide de lui prendre la main… Après une brève rencontre de nos deux
regards apeurés, elle poursuit en me disant qu’elle ne sait même pas ce qu’elle craint. C’est une angoisse
constamment présente en elle qui lui fait redouter chaque instant de la vie. Elle appréhende de mourir. Pire, elle
rajoute qu’elle appréhende de vivre… Ayant compris dans mon for intérieur qu’il faut que je trouve quelque chose
de solide à dire, je me hasarde à un semblant d’explication psychologique en lui prouvant que ce n’est rien, que
c’est cette mort qui doit justement nous inciter à vivre et à profiter de chaque instant de la vie sans penser à après.

        Peu convaincue par mes éclaircissements, il faut bien le dire peu convaincants, elle redresse le visage et me
regarde de ses yeux pétillants de larmes en m’offrant un sourire qui me rassure tout de suite sur les sentiments
qu’elle éprouve pour moi. En effet, j’ai alors vu sur le visage d’Armelle toute une générosité et un amour sans
borne. J’en suis certain désormais. Nous nous aimons vraiment. A ces pensées, je réponds à son sourire par une
caresse du revers de la main sur sa joue rose et humide. Je crois que je ne  me suis jamais senti aussi bien de ma
vie. Surtout un dimanche.

        Nous sommes alors sortis de la cuisine pour nous effondrer sur le lit. La tempête grondant toujours sur la côte,
nous nous cachons loin de l’hystérie et de la folie des hommes et du monde. En sécurité sous notre épaisse couette,
nous nous embrassons jusqu’à en perdre haleine, nous nous aimons et nous nous enivrons inlassablement de
nombreux projets merveilleux : un voyage en Italie, un deuxième enfant… Qui sait ? Une vie banale mais somme
toute extraordinaire, une vie avec celui que l’on aime, une vie loin du vague à l’âme partout présent, une belle vie
pleine d’amour, une vie.
 
 


Yoyo l'Asticot