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![]() Accueil Yoyo |
Ça y est. Les premières gouttes de sang commencent désormais à couler. Lentement sur mon pouce droit, elles se laissent gaiement dégringoler jusqu’à la moitié du doigt, toutes heureuse à l’idée de me rappeler encore une fois l’étendue de ma connerie. | ||
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« Un soir je suis
assis sur le lit dans ma chambre d'hôtel de Bunker Hill, en plein
cœur de Los Angeles. C'est un soir important dans ma vie, parce qu'il faut
que je prenne une décision pour l'hôtel. Ou bien je paie ce
que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C'est ce que dit
la note, la note que la taulière a glissée sous ma porte.
Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention.
Je le résous en éteignant la lumière et en allant
me coucher.
Le matin, je me réveille, décide que je devrais
faire plus d'exercice, et je m'y mets tout de suite. Je fais plusieurs
exercices d'assouplissements. Après ça, je me lave les dents,
qu'est-ce que je vois, du rose sur la brosse, et un goût de sang
; ça me rappelle les réclames et je décide de sortir
boire un petit café. »
Chaque fois que je relis
ces lignes de John Fante, je me sens le plus heureux des hommes. Ce livre
me suit partout où je vais et il n’a pas échappé à
la règle pour ce périple parisien. Je pourrais le relire
chaque jour en y trouvant chaque fois le même plaisir et la même
saveur que la première fois où je l’ai lu avec mes gros yeux
ronds de gourmandise qui n’en revenaient pas de lire ce qu’ils avaient
toujours cherché dans un livre sans jamais le trouver. Je ne me
sens jamais seul avec ce bouquin près de moi. C’est le seul livre
à me faire cet effet-là et je me surprends alors tout à
coup à plaindre toutes ces personnes présentes autour de
moi dans le wagon dégringolant vers Paris de ne pas avoir eu la
chance de lire ces mots et ces paragraphes ne serait ce qu’une seule fois
dans leur vie. Qui sait, s’ils avaient lu cette bible, peut-être
ne regarderaient-ils plus le cul des vaches à travers les vitres
crasseuses et sauraient-ils apprécier davantage les visages si différents
mais si semblables des gens que l’on croise tous les jours et que l’on
voit sans vraiment les regarder… Comme ils doivent être malheureux
de ne jamais avoir lu du John Fante ! Les pauvres… En ce qui me concerne,
c’est cet homme qui a guidé ma vie et ma façon de voir les
choses et c’est peut-être cette Demande à la poussière
qui m’a incité, il y a quelques jours de cela, à accepter
de rencontrer cette fille avec qui je corresponds depuis plus d’un an en
de longues lettres souvent pleines de sensibleries ridicules dans lesquelles
je me livre parfois sans concession, plus par besoin que par envie. Pour
ne rien regretter, je me suis convaincu que John Fante m’aurait poussé
à y aller… pour ne rien regretter. Mieux vaut avoir des remords
que des regrets. Voilà pourquoi je suis là, dans ce train
lancé à toute allure avec mes doigts ensanglantés
à destination de Paris vers une fille que je ne connais pas mais
qui m’attend et que je ne parviens même pas à imaginer. Je
sais que tout ça est absurde et sans fondement, et les gouttes de
sang sur mon pouce me le rappellent sans cesse, mais il faut que je voie
cette fille. Pour ne rien regretter.
C’est au moment même
où la voix métallique et enrouée du contrôleur
semblant sortir d’un coma caverneux, qui a le mérite de sortir le
wagon entier d’une léthargie latente que je pensais indéracinable,
nous apprend que nous entrons en gare de Paris que je m’aperçois
que le jeune homme assis en face de moi me rappelle fortement un gars que
j’ai connu à l’université. Régis. Dès le premier
jour où j’ai adressé la parole à cet énergumène,
j’ai trouvé qu’il portait à merveille tout le ridicule de
son prénom et qu’il ne perdait jamais une occasion de le mettre
en valeur. Ah régis ! Un sacré phénomène de
foire. Je le déteste mais il ne le sait pas. On était même
plutôt amis pendant un moment mais moins je le vois et plus je l’apprécie.
Régis Hubert est ce genre d’étudiant benêt sur qui
on peut toujours compter pour combler de son rire bien gras les nombreux
blancs créés par ses blagues présumées terriblement
drôles à base de blondes avec un pois chiche dans le ciboulot.
Avec son regard mielleux et perfide, comparable à celui d’un chien
venant de salir le tapis et rasant le sol pour échapper à
la furie de la patronne maniaco-dépressive quand on salit son tapis
ramené d’un voyage oriental, il parvient toujours à ses fins.
Je crois que c’est ce qui m’énerve le plus chez Régis. Il
respire la bêtise et il en semble fier. C’est pathétique.
Il n’empêche que cette niaiserie ambulante qu’est Régis a
réussi à séduire Valentine, ma meilleure amie depuis
le lycée. Une fille adorable qui, lorsqu’elle le regarde de ses
deux perles qui lui servent d’yeux, me rappellent toujours ceux d’un lapin
ébloui par les phares d’une voiture sur une route de campagne en
pleine nuit avant de se retrouver scotché au pare-chocs en pièces
détachées en n’ayant plus rien à voir avec le doux
civet que ce magnifique petit lapin pouvait laisser présager quelques
instants plus tôt. Régis est définitivement le crétin
lourdaud par excellence, l’idiot du village chez qui je ne trouve vraiment
pas grand-chose d’attrayant… même pas ce bouc de Père Noël
des temps modernes le rendant soi-disant attachant. En fait, je me rends
compte que je n’aime rien chez Régis. Ça me fait sourire.
Etonné et sans
doute apeuré d’avoir fait tout le voyage en face d’un aliéné
qui vient de le fixer en riant pendant plus de cinq minutes, le sosie de
Régis Hubert se lève sans demander son reste, s’empare prestement
de sa valise en heurtant le haut du crâne d’une vieille dame ronchonne
et toute fripée, et sort du train enfin amarré au quai numéro
sept de la gare Montparnasse. Désolé d’avoir fait fuir cet
homme probablement bien comme il faut sous tout rapport et propre sur lui,
je me rattrape et me redonne bonne conscience en aidant la vieille dame
ronchonne à attraper son sac. Je réponds à ses gentils
compliments à mon égard par un sourire complice et je file
à mon tour dans les entrailles parisiennes en enfouissant John Fante
dans la poche de ma veste.