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        Ça y est. Les premières gouttes de sang commencent désormais à couler. Lentement sur mon pouce droit, elles se laissent gaiement dégringoler jusqu’à la moitié du doigt, toutes heureuse à l’idée de me rappeler encore une fois l’étendue de ma connerie.
 
       Cela doit faire environ une demi-heure que le train a quitté la gare sous les mélodieux mais mélancoliques chants des hypocrites goélands brestois et cela en fait presque autant que je grignote inlassablement le bout de mes doigts. Les ongles ne suffisant plus à mon bonheur, je m’attaque lamentablement à la peau. Pauvre abruti… 
        Le train accélère. Autour de moi, le regard des passagers se tourne alors irrémédiablement vers les fenêtres pour observer le paysage défiler sous leurs yeux endormis. Pour ma part, malin comme je suis, je n’ai même pas réussi à obtenir une place côté fenêtre et je me coltine donc le couloir et le passage incessant de cette race à part mais en perpétuel développement que sont les personnes incapables de rester assises dix minutes et qui trouvent toujours un prétexte pour me faire lever mon coude alors que je suis en pleine phase de concentration et que je travaille d’arrache-pied, ou plutôt d’arrache-doigt, l’extrémité de mon pouce qui commence d’ailleurs à grimacer de douleur. C’est fatigant. Il faut dire que la lutte pour obtenir les places près des fenêtres est d’un niveau très relevé de nos jours et que je n’étais pas préparé à un tel combat avec la grincheuse guichetière le jour de la réservation.
        Toujours est-il que les plus chanceux échappant au défilé des impatients sont comme fascinés par cette vue du dehors pourtant peu passionnante au premier abord. Pour ne pas donner l’impression de sortir du lot, je fais semblant de les imiter. Je fais semblant seulement car en ce qui me concerne, j’utilise sournoisement le reflet de la vitre comme miroir invisible pour épier tranquillement les gens du wagon. C’est pervers et mesquin mais c’est plus fort que moi. Je n’y peux rien si j’ai toujours préféré la vision des visages à celle des queues des vaches dans des champs boueux dont on sent l’odeur rien qu’en le regardant.
A ces pensées, une goutte de sang plus arrogante que les autres me ramène à la réalité. Je la vois. Elle dégouline, sourire aux lèvres pour me narguer de tout son cœur. Ce regard supérieur qu’elle me porte m’énerve profondément mais cette attitude moralisatrice et pleine de dédain reste cependant sans effet sur moi, excepté peut-être le fait que j’arrache maintenant des parcelles de peau de plus en plus larges, histoire de faire comprendre à cette goutte de sang insolente qu’elle aura beau me prendre de haut, rien n’y fera. Si j’ai envie de m’arracher toute la peau des doigts, je m’arracherai toute la peau des doigts. Mais le plus frustrant, c’est qu’aujourd’hui ça ne me fait même pas mal. N’étant pas non plus le parfait crétin que l’on peut s’imaginer et cultivant un côté douillet assez développé, je m’arrête d’habitude dès que je ressens la moindre douleur. Alors je me suçote le doigt pour calmer l’hémorragie et lui donner ainsi une apparence répugnante et tout à fait repoussante mais aujourd’hui, rien ! Le sang continue à pleurer le long de mon pouce plus fiévreux que jamais et je ne sens rien. C’est bien la peine de se donner autant de mal.
        Dépité, je soupire en regardant les passagers des alentours vaquer à leurs occupations routinières. Certains lisent le journal froissé de la veille. D’autres les dérangent avec leurs sonneries froissantes de téléphones portables. D’autres encore s’endorment  et s’avachissent amoureusement sur leur voisin qui ne sait plus où se mettre, ni que faire de ses mains, et qui est plus gêné que le gênant somnolent. Un léger et délicat mouvement du bras fait l’affaire et réveille avec tendresse l’endormi, encore rêveur et vaseux, qui ne prend même pas le temps de s’excuser pour se replonger dans sa vase et son rêve de l’autre côté du siège. De mon côté, j’admire avec délectation ce radieux spectacle plein de vie qui a le mérite de me faire sourire et de me faire lâcher mes doigts terrifiés avant de me saisir de Demande à la poussière :

        « Un soir je suis assis sur le lit dans ma chambre d'hôtel de Bunker Hill, en plein cœur de Los Angeles. C'est un soir important dans ma vie, parce qu'il faut que je prenne une décision pour l'hôtel. Ou bien je paie ce que je dois ou bien je débarrasse le plancher. C'est ce que dit la note, la note que la taulière a glissée sous ma porte. Gros problème, ça, qui mérite la plus haute attention. Je le résous en éteignant la lumière et en allant me coucher.
 Le matin, je me réveille, décide que je devrais faire plus d'exercice, et je m'y mets tout de suite. Je fais plusieurs exercices d'assouplissements. Après ça, je me lave les dents, qu'est-ce que je vois, du rose sur la brosse, et un goût de sang ; ça me rappelle les réclames et je décide de sortir boire un petit café. »

        Chaque fois que je relis ces lignes de John Fante, je me sens le plus heureux des hommes. Ce livre me suit partout où je vais et il n’a pas échappé à la règle pour ce périple parisien. Je pourrais le relire chaque jour en y trouvant chaque fois le même plaisir et la même saveur que la première fois où je l’ai lu avec mes gros yeux ronds de gourmandise qui n’en revenaient pas de lire ce qu’ils avaient toujours cherché dans un livre sans jamais le trouver. Je ne me sens jamais seul avec ce bouquin près de moi. C’est le seul livre à me faire cet effet-là et je me surprends alors tout à coup à plaindre toutes ces personnes présentes autour de moi dans le wagon dégringolant vers Paris de ne pas avoir eu la chance de lire ces mots et ces paragraphes ne serait ce qu’une seule fois dans leur vie. Qui sait, s’ils avaient lu cette bible, peut-être ne regarderaient-ils plus le cul des vaches à travers les vitres crasseuses et sauraient-ils apprécier davantage les visages si différents mais si semblables des gens que l’on croise tous les jours et que l’on voit sans vraiment les regarder… Comme ils doivent être malheureux de ne jamais avoir lu du John Fante ! Les pauvres… En ce qui me concerne, c’est cet homme qui a guidé ma vie et ma façon de voir les choses et c’est peut-être cette Demande à la poussière qui m’a incité, il y a quelques jours de cela, à accepter de rencontrer cette fille avec qui je corresponds depuis plus d’un an en de longues lettres souvent pleines de sensibleries ridicules dans lesquelles je me livre parfois sans concession, plus par besoin que par envie. Pour ne rien regretter, je me suis convaincu que John Fante m’aurait poussé à y aller… pour ne rien regretter. Mieux vaut avoir des remords que des regrets. Voilà pourquoi je suis là, dans ce train lancé à toute allure avec mes doigts ensanglantés à destination de Paris vers une fille que je ne connais pas mais qui m’attend et que je ne parviens même pas à imaginer. Je sais que tout ça est absurde et sans fondement, et les gouttes de sang sur mon pouce me le rappellent sans cesse, mais il faut que je voie cette fille. Pour ne rien regretter.
        C’est au moment même où la voix métallique et enrouée du contrôleur semblant sortir d’un coma caverneux, qui a le mérite de sortir le wagon entier d’une léthargie latente que je pensais indéracinable, nous apprend que nous entrons en gare de Paris que je m’aperçois que le jeune homme assis en face de moi me rappelle fortement un gars que j’ai connu à l’université. Régis. Dès le premier jour où j’ai adressé la parole à cet énergumène, j’ai trouvé qu’il portait à merveille tout le ridicule de son prénom et qu’il ne perdait jamais une occasion de le mettre en valeur. Ah régis ! Un sacré phénomène de foire. Je le déteste mais il ne le sait pas. On était même plutôt amis pendant un moment mais moins je le vois et plus je l’apprécie. Régis Hubert est ce genre d’étudiant benêt sur qui on peut toujours compter pour combler de son rire bien gras les nombreux blancs créés par ses blagues présumées terriblement drôles à base de blondes avec un pois chiche dans le ciboulot. Avec son regard mielleux et perfide, comparable à celui d’un chien venant de salir le tapis et rasant le sol pour échapper à la furie de la patronne maniaco-dépressive quand on salit son tapis ramené d’un voyage oriental, il parvient toujours à ses fins. Je crois que c’est ce qui m’énerve le plus chez Régis. Il respire la bêtise et il en semble fier. C’est pathétique. Il n’empêche que cette niaiserie ambulante qu’est Régis a réussi à séduire Valentine, ma meilleure amie depuis le lycée. Une fille adorable qui, lorsqu’elle le regarde de ses deux perles qui lui servent d’yeux, me rappellent toujours ceux d’un lapin ébloui par les phares d’une voiture sur une route de campagne en pleine nuit avant de se retrouver scotché au pare-chocs en pièces détachées en n’ayant plus rien à voir avec le doux civet que ce magnifique petit lapin pouvait laisser présager quelques instants plus tôt. Régis est définitivement le crétin lourdaud par excellence, l’idiot du village chez qui je ne trouve vraiment pas grand-chose d’attrayant… même pas ce bouc de Père Noël des temps modernes le rendant soi-disant attachant. En fait, je me rends compte que je n’aime rien chez Régis. Ça me fait sourire.
        Etonné et sans doute apeuré d’avoir fait tout le voyage en face d’un aliéné qui vient de le fixer en riant pendant plus de cinq minutes, le sosie de Régis Hubert se lève sans demander son reste, s’empare prestement de sa valise en heurtant le haut du crâne d’une vieille dame ronchonne et toute fripée, et sort du train enfin amarré au quai numéro sept de la gare Montparnasse. Désolé d’avoir fait fuir cet homme probablement bien comme il faut sous tout rapport et propre sur lui, je me rattrape et me redonne bonne conscience en aidant la vieille dame ronchonne à attraper son sac. Je réponds à ses gentils compliments à mon égard par un sourire complice et je file à mon tour dans les entrailles parisiennes en enfouissant John Fante dans la poche de ma veste.
 

 
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